Réflexion : Bitcoin, énergivore ? (1ère partie)
a) Introduction
Bitcoin est-il énergivore ? C’est l’un des débats les plus clivants de l’univers Bitcoin car il soulève de nombreux enjeux – éthique, économique, politique, etc. – dans lesquels viennent se mêler divers intérêts privés et publics qui cherchent à se faire une place dans le nouveau paradigme qui tend à se dessiner pour le contrôle futur des États, des ressources et des hommes. Toutefois, en restant fidèle à notre approche épistémologique de la cryptomonnaie, nous allons tenter de répondre à cette question, tout en mettant en perspective les notions scientifiques qu’elle soulève.
b) De la notion d’Énergie
Dès que l’on allume la télé ou que l’on ouvre le journal aujourd’hui, on entend parler de l’énergie : « énergie verte », « énergie nucléaire », « énergie solaire », « énergie décarbonée », etc. La plupart d’entre nous entrevoyons sans doute ce dont on veut parler. Mais a t-on toujours une idée précise de ce qu’est l’Énergie ?
Beaucoup nous répondrons que, si l’on veut une idée plus précise de l’Énergie, il nous suffit de nous tourner vers la définition qu’en donne la Physique. Mais alors, on est souvent confronté à des considérations techniques qui peuvent parfois entraîner quelques confusions. Il faut souvent, en effet, être plus ou moins familier avec d’autres notions de Physique qui s’y rattachent et, bien souvent, cette approche Physique n’envisage la question de l’énergie qu’à des fins de mesure. Aussi, la notion d’Énergie demeure t-elle encore relativement vague à travers le concept de « Grandeur Physique »… L’Énergie semble être alors une sorte de substance immuable et mystérieuse présente dans l’univers et que l’on peut désormais mesurer grâce aux progrès des sciences physiques, mais dont la véritable nature nous échappe quelque peu. Du moins, tant qu’on se refuse à l’aborder sous un autre angle…
c) Une Force déléguée de la Force de Travail…
Pour saisir ce que l’on entend réellement par Énergie, il nous faut , selon nous, la relier au concept de « force de travail » (tel que l’a défini Karl Marx). Ainsi, l’Energie, telle que nous la concevons aujourd’hui (et a fortiori en Physique) apparaît alors comme une force déléguée de cette force de travail humaine, prise dans un ensemble de forces productives s’organisant selon un procès social de production. A mesure que se sont développés les outils et les techniques, est apparue cette force productive de travail semi-autonome – car déléguée – que l’on peut désigner sous le nom d’Énergie. Cette force de travail utilise alors une source d’énergie différente de sa source humaine d’origine, c’est-à-dire celle que constitue le corps humain.
Ainsi, dans notre approche, le corps humain est entrevu économiquement et socialement comme source étymologique d’énergie qui fonde et détermine la force productive de travail, qui elle-même s’accomplit à travers tout un système de médiations qui permet d’apprécier le travail selon un procès de production. L’Énergie n’est donc pas une entité éthérée, comme en suspend dans l’univers, qui attendrait sagement d’être utilisée par l’homme ; elle est cette force productive de l’homme (et auto-produite par lui grâce à son corps) qui, dans le progrès des techniques et des échanges entre êtres humains, a su diversifier sa source d’énergie première (le corps humain) en lui adjoignant d’autres attributs, d’autres relais à travers tout un champ de possibilités nouvelles, crées au gré des découvertes scientifiques et technologiques, et visant à améliorer le travail productif. Ainsi, de nombreuses sources d’énergies physique et chimique sont exploitées aujourd’hui pour optimiser les capacités de production du travail humain.
d) « Consommer » ou « Dépenser » de l’énergie ?
Maintenant que l’on comprend que l’énergie est une force déléguée de la force productive de travail (bien souvent liée à une machine ou à un système machinal), intéressons-nous à ce que l’on entend par « consommer de l’énergie ». Dans quel sens cette expression est-elle généralement utilisée et est-elle réellement appropriée ? Car lorsque l’on dit que l’on consomme quelque chose, c’est généralement dans la perspective d’une jouissance, d’une consommation passive du corps qui procure un sentiment de satisfaction ou de plaisir. Or, lorsque l’on vous dit que vous dépensez de l’énergie, c’est en général pour produire quelque chose, ou du moins, pour alimenter un effort, un travail. C’est, en tout cas, la distinction que l’on peut faire entre « consommer » et « dépenser » de l’énergie ; distinction qui se révèle capitale dans notre raisonnement.
Nous allons donc distinguer ici dépenser de l’énergie, de consommer de l’énergie, en ce sens que, dans la première acception, l’énergie mobilisée se fait dans une perspective de production ; et dans la seconde, s’appréhende dans une perspective de consommation. En d’autres termes, lorsque l’on cherche à produire quelque chose, on dépense nécessairement de l’énergie, c’est-à-dire que l’on use de notre force productive de travail. Et il est sans doute normal de vouloir, à un moment donné, la quantifier à mesure que le travail demandé, souvent plus complexe et plus ambitieux, nécessite d’en augmenter la quantité (mais nous y reviendrons).
e) Consommation d’énergie et dissipation d’énergie
Mais si toute production nécessite une dépense d’énergie, toute énergie dépensée ne parvient pas nécessairement à intégrer ce travail productif et échappe nécessairement à son résultat en tant que pertes pures : il est alors peut-être préférable de parler, dans une certaine mesure, de dissipation de l’énergie. Seulement, cette dissipation ramenée à une dimension sociale ne se réduit plus à son acception physique et embrasse, dès lors, une complexité propre aux catégories sociales que le terme de « consommation d’énergie » tend davantage à masquer qu’à souligner. On peut alors envisager la « dépense d’énergie » comme une « consommation d’énergie » dans la mesure où elle n’est plus directement utile à cette production, sans pour autant être totalement inutile à autre chose quand on l’envisage sur un plan social, c’est à dire pertes pures).
La « consommation d’énergie » serait donc la quantité d’énergie nécessairement perdue à côté de l’énergie dépensée. Et c’est, en effet, à travers l’expérience pratique que l’on parvient, en général, à diminuer peu à peu sur cette « énergie consommée » en diminuant, en réalité, sur ce que l’on pourrait considérer socialement comme de l’ « énergie dissipée ».
Une première diminution de la dissipation d’énergie s’envisage donc à travers le progrès des sciences et des techniques. Et une seconde, plus délicate, peut s’envisager en privilégiant un certain nombre de conduites sociales que l’on pourrait juger non-dissipatrices. Dans ce cas, la question éthique possède, en effet, toute sa place dans le débat. Mais encore faut-il définir sur quels critères les actes menés seront conformes aux règles éthiques.
f) La « consommation d’énergie » : un masque idéologique pratique
L’acception courante associée au fait de « consommer de l’énergie » peut donc induire en erreur. Car on dépense avant tout de l’énergie (à des fins productives) avant que de la consommer (à des fins de jouissance ou de régénération de sa force de travail). Toute production humaine entraîne donc aussi et nécessairement des pertes en énergie et, a fortiori, des pertes en quantité d’ énergie. L’idée étant finalement que ces pertes deviennent le plus utile possible à une certaine constance du travail productif, de l’effort prolongé ; un peu comme la sueur dans la régulation de la température du corps, ou le liquide lymphatique pour la cicatrisation, quand s’épanche le sang après une blessure.
L’idée pour l’homme est donc que sa force productive de travail, son Énergie, génère le moins de pertes possibles dans la spécificité du travail demandé. Aussi, lorsque l’on dit, par exemple, qu’un ménage consomme de l’énergie, l’idéologie opère implicitement un glissement sémantique qui incrimine le citoyen dans sa nécessaire dépense d’énergie. Pertes qu’il doit pouvoir, en réalité, intégrer à son procès de production car celles-ci participent de la préservation et du renouvellement de la force de travail, en prenant notamment soin de sa source originelle d’énergie qu’est son corps ; corps humain qui possède cette capacité de régénération propre au vivant.
En d’autres termes, les pertes en énergie au niveau d’une source physique ne peuvent pas être une simple « consommation d’énergie » si l’on entend par là une dissipation d’énergie trop grande de la source d’énergie utilisée. La « consommation d’énergie » est en réalité une consommation sociale. Et une consommation sociale ne se réduit pas une consommation passive apportant un sentiment de satisfaction au corps, mais à tout un système relationnel macro et micro-social que Michel Clouscard (et Karl Marx aussi d’ailleurs) définissait comme procès de consommation. L’importation du concept physique de la dissipation d’énergie sur un plan social doit désormais intégrer toute cette dimension sociale relative à la reproduction de la force de travail qui possèdent aujourd’hui de nouveaux « moyens de reproduction », à travers notamment un ensemble de biens d’équipements, collectifs et particuliers, nécessaires à sa préservation. Et c’est l’usage de ces biens d’équipement qui semble aujourd’hui être incriminé par l’idéologie sans fondement véritable et sans prendre en compte la nécessité que ceux-ci possèdent pour la préservation de la première source d’énergie au monde : le corps humain.
En disant donc, par exemple, d’un ménage ou de Bitcoin qu’il consomme de l’énergie (et doit donc surveiller cette consommation), on insinue déjà qu’il ne consomme cette énergie que sur un mode « dissipatif » , sous-entendant alors une critique sévère de son genre de vie, véritable mode de gestion particulier de la dépense sociale d’énergie. De ce glissement sémantique, l’idéologie insinue, par exemple, que Bitcoin génère une dissipation de l’énergie telle qu’elle en diminue l’activité productive d’un pays. Cela revient, pour les ménages, à incriminer les personnes dans l’intimité même de leur mode vie en tentant de régenter ce qu’il y a probablement de plus variable, de plus contingent, de plus transversal au sein d’une société, à savoir l’existence. Agir directement et de façon dogmatique au coeur de l’existentiel humain s’apparente donc à une forme de terrorisme capable d’opérer dans l’intimité même des personnes. De ce point de vue, la propagande d’Etat, en complicité avec les réseaux opaques du Grand Capital, sont le nouveau terrorisme des social-démocraties en régime de capitalisme avancé.
g) Qu’en est-il de Bitcoin ?
Lorsque c’est par le prisme de la « consommation » qu’est envisagée toute quantification de l’énergie, seule la perspective de réduction de la consommation peut être considérée, car elle est perçue comme dissipation. Mais en privilégiant implicitement ce prisme de la consommation, on tend à nier la logique de la dépense énergétique qui, comme nous l’avons vu, s’applique d’abord dans une perspective de production. De plus, comme nous venons de le voir, la perte d’énergie est concomitante à toute production.
Par ailleurs, en quantifiant cette consommation, l’abstraction opérée à travers cette quantification occulte progressivement la réalité de la consommation elle-même et, a fortiori, la nécessité logique de consommer socialement de l’énergie. Aussi, une fois la consommation rendue abstraite et quantifiée, il ne peut s’agir, en toute logique abstractive, que de réduire cette consommation.
Dès lors, si la consommation se mesure à travers la puissance électrique consommée, elle nie de fait la complexité de la réalité du « procès de consommation », c’est-à-dire du procès social où intervient la réalité même des échanges existentiels, où se conjuguent, à travers eux, plusieurs dimensions (de cette réalité) : économiques, politiques, sociologiques, psychologiques etc. Autrement dit, tout un champ de catégories dont il est difficile de se passer quand on cherche à apprécier (et non plus simplement mesurer quantitativement) la consommation humaine sur un plan beaucoup plus qualitatif que quantitatif, c’est à dire réaliste. Car contrairement à l’ordre des phénomènes physiques à laquelle voudrait être réduite l’Énergie, la consommation humaine ne peut être réduite à une simple « dissipation de l’énergie ». Quand on veut faire de cette force déléguée, comme le fait l’idéologie, une force totalement indépendante de toute force de travail humaine et réduite à… une « grandeur physique » ou à une essence universelle, qu’on ne peut appréhender qu’à travers ses attributs chimiques, physiques ou biologiques – on s’éloigne de la dimension sociale et humaine intrinsèque de l’Énergie.
h) De la crédibilité de l’étude de Cambridge
Ainsi, en posant le Bitcoin comme « énergivore » – c’est-à-dire comme dévorant, littéralement, de l’énergie… – on ne l’aborde que sous le prisme de la « dissipation physique d’énergie ». Aussi, abstraction faîte de sa fonction monétaire et de l’autonomie monétaire qu’il est appelé à rendre à ses citoyens-utilisateurs, Bitcoin est d’emblée perçu comme une perte supplémentaire d’énergie, donc inutile, qui viendrait grever la quantité d’énergie déjà dépensée pour le fonctionnement d’une infrastructure bancaire pourtant spoliatrice de l’argent de ses usagers. Aussi, cet usage fallacieux de la monnaie voudrait s’étendre à d’autres infrastructures qui touchent au confort des ménages (l’accès à bas coût à un réseau électrique performant, par exemple). Et, cerise sur le gâteau, la qualité de cette énergie serait désormais jugée par le régime politique en place selon une grille scientiste totalement déconnectée de la réalité performative de ses différentes sources d’énergies (comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet exposé).
Par le prisme de la « consommation énergétique », Bitcoin est donc perçu comme une charge en énergie à faire drastiquement diminuer ou à carrément supprimer. Ainsi, dire que le Bitcoin consomme plus en un an que ne consomme la Suisse [1] permet implicitement de n’envisager Bitcoin que comme « perte pure en énergie » qu’il faudrait dès lors, au mieux, supprimer sinon réduire. Ce qui est un biais idéologique qui ne peut se targuer d’objectivité malgré toute la scientificité – sans doute respectable – qui pourrait ressortir de l’étude de l’Université Cambridge [2].
Fin de la 1ère partie
GD