REFLEXION : L’USAGE LIBRE ET DEMOCRATIQUE DU BITCOIN
a) L’infrastructure du numérique

L’infrastructure du numérique – telle que nous l’avons définie dans notre livre – est cette infrastructure de la communication, inédite dans l’histoire, qui s’appuie désormais sur un mode de transmission et de stockage de l’information dit « Numérique ». Ce stockage et cette transmission se fait désormais par le biais de différentes technologies de télécommunication à l’échelle mondiale.
L’infrastructure du numérique a ceci d’exceptionnel qu’elle ne se façonne pas seulement à travers un usage utilitaire qui se base sur un mécanisme de fonctionnement (qui constitue sa base matérielle), mais aussi à travers un usage relationnel qui se base sur un langage – le langage informatique – à partir duquel peut se développer des relations qui nécessitent alors de faire intervenir un ensemble d’usages intermédiaires systématisés apparaissant comme logiciels et/ou protocoles informatiques. Cette capacité que possède l’infrastructure du numérique à convertir tout usage humain en fonction constitutive de son mécanisme est ce que nous avons appelé dans notre ouvrage le procès d’automatisation.
Le caractère matériel et logiciel qui constituent cette infrastructure est ainsi façonné par ces différents langages à partir desquels peuvent aussi s’exprimer, en dernière instance, différentes idéologies.
b) L’Ordre de l’Information et l’Ordre de la Finance

Toutefois l’Usage (au sens large) de cette infrastructure du numérique se fait à différentes échelles du Social. Au niveau particulier, bien sûr, mais aussi au niveau de l’Entreprise, et enfin surtout au niveau institutionnel. C’est d’ailleurs sur le plan institutionnel que s’est développée historiquement l’infrastructure de la communication, bien qu’elle ne fût souvent qu’embryonnaire dans le passé. Et c’est en tant qu’infrastructure institutionnelle qu’elle se manifestait à nous sous un ordre institutionnel idéologique d’Etat quelconque (Aristocratie, Monarchie de droit divin, Démocratie, etc.). Aujourd’hui, ce sont différents ordres idéologiques qui tendent à se manifester au sein de l’infrastructure du numérique comme autant de pouvoirs institutionnels revendiqués aspirant à leur part du pouvoir politique. Deux ordres idéologiques majeurs semblent toutefois se dégager de cette infrastructure : l’Ordre de l’information et l’Ordre de la finance. En effet, grâce au développement du protocole de communication TCP/IP, le Web et les services de paiement électronique bancaires témoignent, respectivement, de cet Ordre informationnel et de cet Ordre financier qui a su investir la nouvelle puissance de diffusion et de transmission idéologique offerte par l’infrastructure du numérique.
Avec l’avènement de Bitcoin, un nouvel Ordre financier, que l’on pourrait appeler l’Ordre de la valeur, semble se profiler au sein de cette infrastructure car il permet notamment d’entrevoir la monnaie comme une véritable infrastructure de la valeur. Le protocole Bitcoin a su ainsi développer tout un écosystème de services et de promotion de la valeur nouvellement recomposée où se côtoient des start’ups, des institutions financières, des gouvernements, des utilisateurs particuliers, etc. Aujourd’hui, c’est même toute une économie mondiale qui tend à vouloir s’appuyer sur cette infrastructure de la valeur, au regard des enjeux géopolitiques qui semblent déjà vouloir se jouer à travers elle.
c) L’ADN politique de Bitcoin
Historiquement, c’est dans un contexte d’ébullition politique autour du danger de la surveillance généralisée des personnes qu’est né, à partir des années 1980 un certain nombre de mouvements citoyens de contestation, dits libertaires, qui militaient (et militent encore) pour le respect de la vie privée sur internet. Ces mouvements proposaient notamment de nouveaux modèles d’usage de l’infrastructure du numérique, que ce soit au niveau du Web naissant qu’au niveau des services de paiement bancaires en cours de numérisation. Aussi, peut-on dire, a postériori, que deux modèles d’usages majeurs sont nés de ces mouvements citoyens dans la mesure où ils étaient porteurs d’une véritable vision politique qui peine encore, certes, à se définir pleinement compte-tenu, selon nous, du terreau libéral de leur pays d’émergence, les États-Unis. Ces deux modèles d’usage sont : le Logiciel Libre et le protocole Bitcoin. Tous les deux, en leur étymologie, aspiraient à voir émerger un nouvel ordre citoyen, au sens où ce dernier jouerait un rôle beaucoup plus décisif sur les questions politiques relatives au respect des libertés acquises au sein de cette nouvelle infrastructure. C’est donc, selon nous, pour un usage libre et démocratique que ces mouvements ont tenté (et tentent encore) de redéfinir les contours des deux ordres institutionnels historiques majeurs opérant au sein de cette infrastructure (l’Ordre informationnel et l’Ordre financier).
Bitcoin est né de l’opposition d’un groupe de militants, les cypher punks, contre la centralisation abusive des nouveaux services de paiement électroniques par les Banques et autres services de communication par les grandes entreprises naissantes du Web (qui ont donné les GAFAM). De cette centralisation bancaire abusive sont apparues notamment les dérives que nous connaissons aujourd’hui : plafonnement des retraits bancaires, frais de transaction abusifs, inflation, etc. Sur le plan financier, le nouvel Ordre de la valeur que contient en puissance Bitcoin doit, selon nous, faire face à deux obstacles majeurs posés par le régime néo-capitaliste d’aujourd’hui dont la stratégie, rappelons-le, est avant tout la séduction à des fins de récupération du progrès technologique (plutôt que l’imposition de la violence policière brute ; même si cette dernière demeure une option de secours largement utilisée par le pouvoir quand il est dépassé par ses contradictions). Ces deux obstacles sont donc :
- Le Marché-libre et
- L’Open source
Tous les deux soutenant, à leur façon, le pire des libéralismes sous couvert de défense des libertés individuelles (voire de la liberté tout court…).
d) Tentative de centralisation du Bitcoin par le Marché-libre

A mesure que le Bitcoin prouve qu’il possède les qualités nécessaires pour remplir efficacement sa fonction monétaire en contribuant, parallèlement, à innover technologiquement une infrastructure mondiale désormais incontournable dans la communication humaine, diverses stratégies et opérations de récupération de son réseau d’utilisateurs (en croissance constante) ont vu le jour et sont essentiellement téléguidés par le Grand Capital et les États complices qui le protègent et le nourrissent. Ces tentatives de centralisation à des fins de contrôle partiel ou total du réseau Bitcoin s’observent donc, selon nous, à trois niveaux :
- au niveau de la couche infrastructure de Bitcoin, en particulier au niveau de sa composante matérielle, par une tentative massive de centralisation de la puissance de calcul (ou « hashrate » en anglais) nécessaire à l’activité de minage (c’est ce que tend à faire l’Etat américain en proposant notamment aux mineurs des prix de l’électricité très compétitifs pour effectuer ce travail de minage du Bitcoin). Et, comme nous le faisions remarquer plus haut, l’idéologie pouvant désormais parfaitement s’exprimer au cœur même de la matérialité du mécanisme de fonctionnement (grâce au procès d’automatisation), tout un arsenal technologique est aujourd’hui déployé dans une véritable guerre industrielle servant une logique monopolistique (celle, en général, des américains et des pays héritiers de l’idéologie atlantiste d’après guerre). Ainsi, on a pu observer, par exemple, au niveau des pilotes de certaines machines utilisées dans le minage, des « portes dérobées » (ou « backdoor » en anglais) donnant à leur constructeur, si besoin, la possibilité de sous-exploiter la puissance des processeurs qu’ils auraient vendu à des entreprises de minage. Dès lors, ces constructeurs peuvent privilégier certains pool de minage (par exemple des fermes américaines) au détriment d’autres fermes de minage répandues à travers le monde, utilisant ce même matériel, et ainsi contribuer à contrecarrer la volonté de décentralisation du minage souhaitée par le protocole Bitcoin pour être pleinement efficace. Amorcer ainsi une concentration du « hashrate » devient désormais un enjeu géopolitique majeur (voir le cas de la société « Bitmain », pionnier et pilier dans le secteur du minage1).
- au niveau des services financiers traditionnels de gestion d’actifs qui sont proposés aux utilisateurs de bitcoins (en particulier américains) à travers l’émission « d’actifs hybrides », c’est-à-dire en lien, à la fois avec l’univers constitué des cryptomonnaies et celui de la finance traditionnelle (on le voit, par exemple, à travers les ETFs Bitcoin émis par le géant des fonds de pension américain Blackrock ou encore à travers les fameux Stable coins, garantis en dollars américains, monnaie d’échange privilégié dans le commerce mondial actuel). Blackrock tente ainsi de séduire une partie de sa clientèle aisée déjà piquée aux cryptomonnaies en général, et au Bitcoin en particulier (qui ne voient d’ailleurs en lui qu’un actif numérique rentable) à travers une commodité de services pour la gestion de leurs investissements en Bitcoin, désormais synonyme d’actif financier peu risqué avec des promesses de profits plutôt conséquents ou, du moins, prometteurs. Les grandes sociétés financières tentent donc de consolider et de maintenir une partie de cette clientèle aisée en faisant d’elle un modèle d’utilisation de Bitcoin (à travers des ETF’s) afin de séduire et de ramener à elles une autre partie des utilisateurs Bitcoin, moins aisés, qui aspirent à emboîter un mode de vie similaire.
- Au niveau des nouveaux utilisateurs particuliers issues des nouvelles couches moyennes du tertiaires qui s’enferment (malgré eux ou pas) dans une vision court-termiste et mimétique qui encourage les profits rapides par le change bitcoins/monnaies fiat. Ces utilisateurs tendent à se complaire dans leur nouvelle casquette de couches moyennes, friandes de nouvelles technologies, en cela flattée et promue par la Big Tech en général, et par l’univers des cryptos en particulier. L’idéologie transhumaniste qui sous-tend cette nouvelle casquette pour les besoins du marché leur offre ainsi un statut mondain qui n’est pas à négliger comme nouveaux promoteurs d’un marché du numérique en pleine expansion (IA, cryptos, réalité augmentée, etc.). On observe alors, à petite échelle, des pratiques comme la revente de jetons bitcoins largement au dessus du cours du bitcoin ou encore une totale perméabilité aux injonctions intrusives à la vie privée imposées par les autorités bancaires traditionnelles (comme le KYC2), dans la mesure où ces nouvelles couches sont généralement peu politisées.
e) La récupération de la philosophie du Logiciel Libre par celle de l’Open source

La notion de Logiciel Libre prend forme aux USA au début des années 1980 sous la houlette de Richard Matthew Stallman qui militait (et milite encore) au nom du maintien d’un partage libre des connaissances informatiques, pour une plus grande liberté d’usage des logiciels qui permettrait non seulement d’optimiser les performances de ces logiciels, mais aussi de les rendre beaucoup moins vulnérables aux attaques malveillantes. Cette liberté d’usage garantit en retour aux utilisateurs une maîtrise totale de leurs outils numériques de communication et les oblige, incidemment, à veiller à une certaine transparence des intermédiaires qui interviennent dans ce réseau de télécommunications en mutation perpétuelle qu’est le Web. Le développement de son système d’exploitation GNU3 fut une réponse concrète à la mise en place d’un tel modèle d’usage. Ainsi, il s’opposait à l’idéologie du logiciel privatif qui, selon lui, portait atteinte au partage des connaissances et amputait aux utilisateurs certaines de leurs libertés fondamentales pour le seul profit des grandes entreprises privées.
La fin des années 1990 a vu cependant émerger un nouveau modèle d’usage dit « Open source » qui, en privilégiant une vision purement utilitariste et performative, a donné aux Géants de l’industrie du numérique en général, et à ceux du Web naissant en particulier, la possibilité d’accéder à cette formidable concentration de cerveaux qu’offrait le Logiciel Libre grâce à sa philosophie particulière (ou modèle d’usage). Ainsi, beaucoup des ces sociétés ont pu bénéficier, à moindre coût, d’une main d’oeuvre (ou plutôt de « cerveaux ») quasi gratuite pour le développement de leurs propres outils privatifs. En donnant au Grand Capital accès à ce bouillonnement d’innovations que constituait le modèle d’usage du Logiciel Libre et ses différents réseaux d’entraide (composés d’ingénieurs et de passionnés de l’informatique), l’Open source a même donné la possibilité à ces grandes entreprises du numériques de se targuer « d’Ouverture »… alors qu’il s’agissait pour elles, par la même occasion, de neutraliser un mouvement politique (n’ayons pas peur du mot) qui s’efforçait finalement d’adapter à un ordre naissant de l’infrastructure du numérique (le Web) des règles garantes d’un usage le plus libre et respectueux possible de la liberté de ses usagers.
L’Open source est, en cela, une zone grise, un espace ambigu où ses sympathisants peuvent alors adopter deux visions politiques totalement opposées :
- une vision qui envisage l’infrastructure du numérique comme un Marché (dans son acception libérale).
- une vision qui envisage l’infrastructure du numérique comme un bien commun (et donc une infrastructure publique où peuvent être, et même doivent être, établies des règles d’usage publiques).
f) Retour sur la notion de Logiciel Libre

Face au pouvoir grandissant du logiciel privatif, Richard Stallmann a eu cette intelligence de prendre le contre-pied du « droit d’auteur » en vigueur dans son pays (le fameux « Copyright » des pays anglo-saxons). Ce droit d’auteur accorde à l’auteur du logiciel (qui peut être le développeur ou l’éditeur de ce logiciel) le monopole de son exploitation économique à travers les droits patrimoniaux du logiciel. Ces derniers sont de trois types : de reproduction, de distribution et de modification4.
Le Logiciel Libre est un régime juridique qui assure au détenteur de la copie d’un logiciel le droit de le copier, de l’utiliser, de le modifier et de le distribuer. En cédant expressément ses droits patrimoniaux, l’auteur d’un logiciel libre entend partager son monopole de droits patrimoniaux, avec ou sans condition de réciprocité, afin de favoriser sa diffusion et sa réutilisation par d’autres. Et c’est l’utilisation de ces droits qui est aménagée par contrat (appelé « licence »).
Richard Stallmann a donc fait des droits patrimoniaux attachés à un logiciel, quatre libertés fondamentales de sa philosophie, qu’il entend faire respecter à travers un régime particulier du droit d’auteur : le Logiciel Libre. C’est pour préserver ces libertés qu’il a alors adapté de nouvelles licences (grâce à sa fondation : Freeware Software Foundation, ou FSF) pour les opposer aux licences dites « privatives ». Il a pu ainsi amener, par la contrainte du droit, les société privées qui voulaient exploiter des logiciels prometteurs, à un minimum de coopération et à les pousser au partage de leurs connaissances et de leurs avancées technologiques. Ainsi, deux types de licences libres sont alors classés selon le niveau de restriction appliqué à la vision libérale du logiciel privatif : les licences copyleft (contraignante pour les œuvres propriétaires) et les licences permissives (moins contraignantes pour les œuvres propriétaires). Le Logiciel Libre inverse ainsi la logique du logiciel propriétaire et consacre le partage comme principe. Cela étant dit, le Logiciel Libre peut être parfaitement exploité à des fins commerciales et n’est pas nécessairement synonyme de gratuité. Il permet simplement à ceux qui voudrait apporter une valeur ajoutée à un travail collectif de ne pas jalousement le récupérer pour leur intérêt personnel et le faire bénéficier à tous. En cela, le Logiciel Libre envisage plutôt l’infrastructure du numérique comme un bien commun.
g) Les licences Open Source
Le régime de l’Open source a été finalement la réponse apportée par le capital privé aux licences libres qu’il jugeait trop restrictives pour ses velléités lucratives. En aménageant de nouvelles licences dites open-source et moins restrictives pour lui, le capital privé des grandes sociétés du Web et du Numérique a pu opposer à la liberté de l’utilisateur du Logiciel Libre, l’effort d’ouverture du logiciel privatif à travers un nouveau modèle d’usage qui aurait en commun avec la philosophie du Logiciel Libre, le souci de la performance technique, à défaut de sa vision citoyenne et démocratique. Le respect de la liberté des utilisateurs a pu être alors peu à peu éludé au profit de la rentabilité des entreprises exploitantes de logiciels, mais au nom de la performance technique.
L’Open source semble devenir ainsi le ciment d’un nouveau mode de contestation politique au services de patrons de nouvelles entreprises émergentes de la Tech, soucieuses de défendre leur droit d’accès au Grand Capital. Ce qui fait que bon nombre de services proposés autour de Bitcoin par ces logiciels développés en Open Source, soi-disant synonymes d’indépendance vis à vis des monopoles existants sur les logiciels privatifs, se révèlent in fine, et pour la plupart d’entre eux, des ponts avec la finance traditionnelle sans réelle indépendance – car dépendance souvent tacite – vis à vis de cette dernière. On peut dire, de ce point de vue, que l’Open Source est le résultat d’une vision qui n’envisage l’infrastructure du numérique que comme un marché.
h) L’Open Source : terreau d’un nouveau modèle de contestation politique

Beaucoup d’utilisateurs de Bitcoin pensent aujourd’hui que résoudre un problème technique qui pose question politiquement revient à résoudre techniquement le problème politique. Croire que l’on peut résoudre une question politique en se focalisant uniquement sur la réponse technique apportée à cette question est, pour le moins, naïf… C’est qu’avec le procès d’automatisation, il est en effet possible aujourd’hui de réduire la réponse idéologique (apportée à une problématique politique) à une formulation informatique de cette réponse, notamment sous forme de protocole ; autrement dit, d’implémenter informatiquement un ensemble de règles directement issues du Politique ; de réduire toute problématique politique à une problématique utilitaire.
C’est ce qui est arrivé, par exemple, avec la question du respect de la vie privée où on a vu apparaître une flopée d’outils de confidentialité comme réponse à l’intrusion décomplexée de l’Etat ou des GAFAM dans l’intimité de notre vie privée. Les affaires liées à « Tornado cash » ou à « Samouraï wallet » prouvent que la question se situe malgré tout sur le plan politique, malgré l’ingéniosité des outils développés par les deux entreprises à l’origine de ces projets5. Désormais, pour beaucoup de « cybermilitants », le combat politique pour un usage libre et démocratique de Bitcoin se résume à réduire la question politique aux moyens techniques utilisés dans la résolution d’un des aspects de cette question, puis d’opposer, par exemple, à des « outils numériques espions » des « contre-outils numériques espions » dans une lutte sans fin qui ne permet, finalement, que de produire des outils performants, exploitables à termes par l’un ou l’autre camp selon le basculement de l’opinion publique qui est un principe fondamental du régime social-démocrate…
Pourtant, c’est la gestion – politique – du progrès technologique (et non le progrès technologique lui-même) qui est cause de l’exacerbation des contradictions entre citoyens et élites représentantes ou influentes. Le néo-capitalisme déplace alors sournoisement la nécessité d’une résolution politique vers la possibilité technique de sa résolution. Il neutralise alors ces opposants en les enfermant dans la réaction immédiate perpétuelle, impuissante, par définition, à être autrement que dans la transgression. Et au niveau des nouvelles technologies du numériques, cette transgression se mue généralement en surenchère performative.
Sous couvert de progrès, l’enjeu utilitaire devient alors une réponse politique. Aussi, le progrès technologique lui-même apparaît-il, à la fois, comme cause du problème politique et comme solution.
En amenant la problématique politique sur le terrain utilitaire, les nouveaux contestataire du numérique ne font que préparer une nouvelle séduction redoutable pour la liberté du citoyen moderne…
i) Liberté et Commodité
C’est qu’il faut reconnaître, cependant, que dans l’univers du numérique, les outils qui facilitent l’interaction entre l’humain et la technologie opère naturellement une séduction du fait de la dimension abstractive du langage informatique qu’il faut alors pouvoir maîtriser pour traduire un usage quelconque en signaux numériques pour la machine. En effet, avec l’infrastructure du numérique, l’usage libre et démocratique voulu intuitivement par les citoyens semble techniquement possible à défaut d’être légalement admise, grâce à la production d’outils toujours plus performants. L’illusion opère alors chez le citoyen qui peut voir sa liberté d’usage virtuellement maintenue au sein de l’infrastructure du numérique, et grâce à tous ces outils de contestation, sans jamais pouvoir s’accomplir politiquement dans le monde réel. De plus, cette possibilité de contournement perpétuelle des interdits d’Etat par la technologie (et non plus à travers un combat politique citoyen qui se reconnaît comme tel) se révèle, in fine, un formidable laboratoire d’innovation à récupérer, à terme, pour le pouvoir et un piège pour la liberté.
Le désir de renouer avec une véritable indépendance financière demande donc à tous les utilisateurs de Bitcoin une réelle volonté de ne pas brader sa liberté sur l’autel de la commodité. Car cette tentation de la commodité est probablement l’ennemi le plus redoutable pour Bitcoin mais aussi pour tous protocoles ou logiciels cherchant à redonner sa liberté au citoyen ! Elle l’a été pour le Web (et permis sa centralisation par les GAFAM grâce à la séduction qu’ils ont pu initier à travers cette commodité) et elle le sera aussi pour le Bitcoin, si l’on n’y prends pas garde ! Les nouvelles entreprises émergentes du numérique et leurs nouveaux contestataires l’ont bien compris et exploitent à fond ce qui, de leur point de vue, apparaît comme une absence d’autonomie possible pour l’utilisateur et donc un point de vulnérabilité politique à exploiter. Mais, plus encore, elles perçoivent déjà dans cette tentation de la commodité le moyen de ralentir, voire de neutraliser, une dynamique de conscientisation politique du citoyen moderne face aux dérives liberticides du pouvoir. Il faut que nous ayons conscience de cette immense pouvoir de tentation que possède le choix de la commodité, même si nous y tomberons probablement, par moment, par manque de culture numérique. Néanmoins, cette commodité peut être récupérée par le citoyen avisé (voire formé) afin de la mettre au service de sa propre liberté d’usage !
En attendant, cette commodité exploite une immaturité politique grandissante au sein de nos sociétés néo-libérales. Cette immaturité est désormais consubstantielle à notre usage de l’infrastructure du numérique, et à celui du Bitcoin en particulier, et elle devient un levier efficace du pouvoir politique dans sa stratégie de séduction (notamment par la mise en place rapide d’une commodité d’outils numériques).
j) Rappel sur l’alternative politique que constitue Bitcoin

Bitcoin se pose comme alternative potentielle au système de paiement bancaire abusivement centralisé, en ayant créé une base de donnée publique, car transparente et sécurisée, dédiée au paiement électronique pair à pair et entièrement automatisée à travers un protocole informatique tentant, dans la mesure du possible, d’orienter l’usage qu’on en ferait vers un usage proprement monétaire. En incitant à cet usage libre et démocratique, Bitcoin tente de re-situer la monnaie dans sa fonction de « moyen » et non de « fin en soi ». En ce sens, il tente de renouer avec l’horizontalité des échanges et, du coup, avec le caractère universel de la monnaie qui a historiquement présidé à son apparition, à sa croissance et à son succès dans les échanges de marchandises.
En effet, dans sa phase ascendante, celle de la croissance des échanges de marchandises, la monnaie a permis à de nombreux travailleurs de racheter leur liberté, et, au delà de l’aspect formelle et symbolique du rachat, de se libérer véritablement de l’ordre de la nécessité d’un travail pénible et harassant. Cela leur a permis notamment de développer une véritable économie parallèle en réponse à la spoliation verticale d’un pouvoir politique généralement autoritariste et de moins en moins légitime en période de paix. Le maintien de cette équité économique, à travers la gestion politique d’une certaine permanence fonctionnelle acquise grâce à la monnaie, a nécessité l’intervention de l’Etat dans la régulation des échanges marchands pour limiter les faux, les détournements, les vols, résoudre les conflits etc. ; bref, sécuriser la ressource monétaire pour qu’elle continue de jouer sa fonction de médiation dans la durée. Mais garantir justice et liberté aux personnes dans leurs échanges est un travail colossal qui très tôt s’est vu assumé par des tiers privés (comme sous-traitance, tacite ou reconnue, d’un service public), probablement compétents au début dans la gestion de cette ressource monétaire (l’institutionnalisation de la Banque), et qui s’est très vite rendue-compte de l’énorme pouvoir politique que conférait une telle responsabilité, au point de venir rivaliser avec le pouvoir régalien (voire de le dépasser). L’abus de pouvoir n’était alors qu’une évidence pour une entité privée à qui l’on autorisait la gestion d’une affaire publique aussi délicate : la gestion de la ressource monétaire et la circulation des marchandises qu’elle permet.
Il faut donc bien comprendre que lorsque l’on parle de « pouvoir politique » aujourd’hui, il ne s’agit plus essentiellement d’un pouvoir d’Etat, car ce pouvoir est depuis bien longtemps partagé avec la Finance capitaliste mais aussi avec une nouvelle entité qui vient interférer directement avec le peuple et qui sévit, en particulier, dans les régimes sociaux-démocrates : la société civile (et son cortège d’instances représentatives plus ou moins informelles sur ses thèmes de prédilection : lgbtisme, écologisme, etc.). L’Etat bénéficie toutefois encore de sa fonction historique de représentation du pouvoir politique, bien commode d’ailleurs à ceux qui se servent de lui comme paravent pour masquer l’énormité du pouvoir politique dont ils jouissent désormais.
k) Vers l’apprentissage d’un certain usage du Bitcoin ?
Il faut donc entrevoir la nécessité politique d’élaborer des règles publiques en relation avec le respect de nos libertés fondamentales. L’apprentissage d’un certain usage du Bitcoin se révèle aujourd’hui aussi important que celui de la conduite automobile. Autrement dit, dès qu’il s’agit de la circulation des marchandises, on entre dans le domaine public et on respecte quelques règles d’usage essentielles permettant la meilleure circulation possible de ces marchandises. L’utilité publique ne peut pas être la mission du capital (et n’a pas vocation à l’être non plus). Son ADN résulte d’une vision concurrentielle narcissique et monopolistique de l’utilité publique et ne pourra être, au mieux, qu’apparence d’utilité publique.
Les nouveaux chantres de la contestation libertaires du numérique sont désormais à même de vous proposer une kyrielle de logiciels alternatifs « anti-systèmes », pour ensuite se soumettre platement à n’importe quelle injonction du pouvoir politique et bancaire traditionnels, une fois leur fortune constituée et protégée par ce même pouvoir6.
La critique réfléchie de notre système politique actuel est constamment réduite à du « marketing » politique anti-système, mettant en avant le nouveau modèle utilitariste de la contestation politique, car cette critique est vouée à aboutir à un refus catégorique de ce mode de gouvernance face au durcissement de ses mesures liberticides. C’est que la contestation libertaire a toujours eu du mal à avouer sa motivation réelle (ou le fait à demi-mot) : le profit à tout prix… à l’exemple des sociétés du Grand Capital qu’elle conspue. Et c’est aussi ce que voudrait faire de Bitcoin, désormais, une partie de sa communauté d’utilisateurs qui ne gagne finalement qu’à jouer les intermédiaires entre finance traditionnelle et cryptomonnaies, qu’à se faire une place au chaud dans le nouvel Ordre financier 3.0 à venir. Or Bitcoin semble être autre chose. Bitcoin semble être la base d’un véritable renouveau monétaire et financier…
- Voir l’article (en anglais) sur le site d’origine : https://x.com/GrassFedBitcoin/status/1796311998466003418 ; ou éventuellement sur le site : https://www.reddit.com/r/CryptoCurrency/comments/1d4xism/bitmain_likely_made_their_firmware_slow_on/ ↩︎
- « Know Your customers » (connaître son client) : terme utilisé pour décrire l’ensemble des procédure de vérification imposée par des service en ligne, notamment dans le domaine bancaire. ↩︎
- Qui signifie « Gnu’s Not Unix » (en français, GNU n’est pas unix). C’est un système d’exploitation développé à partir d’Unix, lui-même un système d’exploitation développé dans les années 1960 qui présente des attributs de conception qui ont servi à constituer toute une famille de système d’exploitation ; l’autre famille étant Windows NT de Microsoft. ↩︎
- Voir l’article : https://open-source.developpez.com/tutoriels/guide-open-source/#LIV-A-3 ↩︎
- Pour comprendre l’affaires liée à « tornaso cash », voir l’article sur le site : https://zonebitcoin.co/tornado-cash-letau-se-resserre-toujours/ ; et l’affaire liée à « samourai wallet », voir le site : https://zonebitcoin.co/les-fondateurs-de-samourai-wallet-arretes-et-accuses-de-blanchiment-dargent/ ↩︎
- Voir le cas du réseau social « Telegram » aujourd’hui : https://lemediaen442.fr/telegram-cede-a-la-pression-francaise-la-fin-des-libertes-numeriques/ ↩︎